Nous ne sommes pas en démocratie
Nous ne sommes pas en démocratie et ce n’est pas grave. Il est important d’en parler, pour éviter les malentendus, le mot démocratie étant aujourd’hui utilisé un peu n’importe comment par un peu tout le monde. Un régime démocratique est un régime dans lequel le peuple exerce le pouvoir. Inutile de préciser « directement », c’est une évidence.
En 1791, la République a succédé à des siècles de monarchies et de régimes dans lesquels le pouvoir était essentiellement héréditaire. Il y a certes eu des changements de régimes depuis, mais notre République moderne a été pensée lors de la Révolution, plus particulièrement entre 1789 et 1791.

Source : Callica / BnF
Notre République a été voulue, pensée et construite pour avoir un gouvernement représentatif. J’en veux pour preuve le discours d’Emmanuel-Joseph Sieyès, l’un des pères fondateurs de la République, qui a participé à la rédaction du serment du Jeu de paume et de la Constitution de 1791, en date du 7 septembre 1789 :
les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes immédiatement la loi : donc ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. Toute influence, tout pouvoir leur appartiennent sur la personne de leurs mandataires ; mais c’est tout. S’ils dictaient des volontés, ce ne serait plus cet état représentatif ; ce serait un état démocratique1
On reviendra dans un autre chapitre sur le terme « mandataire ».
Mais surtout, Sieyès opposait très clairement « gouvernement représentatif » et « véritable démocratie » :
Les citoyens peuvent donner leur confiance à quelques-uns d’entre eux. Sans aliéner leurs droits, ils en commettent l’exercice. C’est pour l’utilité commune qu’ils se nomment des représentations bien plus capables qu’eux-mêmes de connaître l’intérêt général, et d’interpréter à cet égard leur propre volonté. L’autre manière d’exercer son droit à la formation de la loi est de concourir soi-même immédiatement à la faire. Ce concours immédiat est ce qui caractérise la véritable démocratie. Le concours médiat désigne le gouvernement représentatif. La différence entre ces deux systèmes politiques est énorme.
Le mot démocratie a perdu son sens en deux siècles. Je laisse à d’autres le soin d’expliquer pourquoi et comment un tel glissement de sens a eu lieu2, mais il est évident, à la lecture du discours de Sieyès, qu’en 1789, on savait ce qu’était la démocratie : un système dans lequel c’est le peuple qui fait les lois, pas des représentants. Aujourd’hui, on accepte de qualifier de démocratie un système politique qui n’en est pas une. Et on utilise sans complexe « démocratie participative » (qui est un pléonasme) pour faire référence à un système dans lequel les citoyens « dictent leurs volontés », pour reprendre les termes de Sieyès, ou « démocratie représentative » (qui est donc un oxymore) pour qualifier notre régime politique.
L’important est surtout de qualifier notre système de « démocratie », parce qu’une démocratie, c’est noble. Parce que si on n’est pas en démocratie, on est en dictature. Dire qu’on est une démocratie, c’est un peu une fierté et ça permet de faire la leçon sur le plan international. Mais cette binarité empêche d’imaginer d’autres systèmes politiques, certains pouvant être plus démocratiques qu’un système représentatif. Dire qu’on est une démocratie, c’est dire qu’on ne peut pas faire mieux.
Reprenons la précédente citation de Sieyès, une phrase en particulier :
C’est pour l’utilité commune qu’ils se nomment des représentations bien plus capables qu’eux-mêmes de connaître l’intérêt général, et d’interpréter à cet égard leur propre volonté.
Pour Sieyès, les citoyens sont idiots3, pas leurs représentants, qui, eux, sont meilleurs. Et justement, meilleur, c’est l’origine du mot « aristocratie », construit sur aristos, « le meilleur », et le suffixe -cratie, relatif au pouvoir4.
En politique, une aristocratie, désigne une « Forme de gouvernement où le pouvoir est entre les mains d’un petit nombre de personnes, en raison de leur naissance, de leur fortune ou de leur qualification »5.
Certes les députés sont élus directement par les citoyennes et les citoyens, et les sénateurs par des grands électeurs. Mais la professionnalisation de la politique en France n’est pas qu’une impression ou un ressenti : c’est un fait (et on y reviendra dans un chapitre dédié). Mais, rappelons-le, la République a été construite comme étant gouvernée par des personnes plus qualifiées que le peuple pour prendre les décisions.
Un autre mot désigne un petit groupe de personnes qui exerce le pouvoir : oligarchie. Qu’est-ce qu’un système dans lequel moins de 1000 personnes (577 députés, 348 sénateurs et une trentaine ou quarantaine de ministres) gouvernent pour près de 70 millions de citoyennes et citoyens, si ce n’est une oligarchie ?
Notre système de gouvernement n’est pas une démocratie, c’est un gouvernement représentatif. On peut approcher de la réalité en le qualifiant d’oligarchie aristocratique. Cette définition présente un petit inconvénient, celui d’être un peu connotée péjorativement. Tant pis : en 1789, c’est « démocratie » qui était connoté péjorativement.
Il est important de garder à l’esprit que ce manifeste ne prétend pas qu’un système représentatif est inefficace ou intrinsèquement mauvais. Il s’agit simplement de définir correctement les choses, pour pouvoir débattre de manière constructive. Et les politiciennes et politiciens, assistés de tous les médias et d’experts politologues, sociologues et autres, alimentent cette pensée erronée que nous sommes en démocratie.
Les mots de notre langue, forment les idées et les concepts de notre culture. Déformer le sens des mots déforme les idées, la pensée. Changer le sens du mot démocratie empêche de concevoir un autre système politique, la démocratie étant considérée comme ce qu’il y a de mieux pour gouverner un pays, un système indépassable.
Assemblée nationale constituante (1789-1791), Archives parlementaires de 1787 à 1860, 1ère série, Tome VIII, p. 594
Francis Dupuis-Déri, Démocratie - Histoire politique d’un mot, Lux Humanités, 2013
« Qui manque de discernement, de perspicacité », étymologie : « latin idiota, du grec idiôtês, ignorant », – Larousse : https ://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/idiot/41448
Académie Française : https ://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9A2520